Sebastian Gainsborough, nouvelle coqueluche des amateurs de musique
électronique, n’est pas bien vieux. 22 ans, et à peine une courte demi-décennie
de production derrière lui, mais le voilà projeté sur le devant de la scène
actuelle, chez un des labels les plus en vogue du moment : le so-new
yorkais Tri Angle, que tout
Williamsburg encense depuis que Balam Acab y a grossièrement vulgarisé la « witch house » de Portland
avec See Birds (2010), premier EP du label - qui reste
mémorable quoiqu’aujourd’hui dépassé. Au risque de décortiquer sans le vouloir
la progression de la hype autour de la nouvelle institution de Brooklyn, il
faut admettre que le label est allé régressant ces derniers temps. Beaucoup
sont parvenu à se faire un nom grâce à l’industrie du cool entourant la maison (Holy Other, oOoOO, How To Dress Well,
Clams Casino), mais les ratés de
cette année (AlunaGeorge, Evian Christ) ont parsemé d’embûches
l’accès pourtant prédestiné au hall of fame des labels du genre (l’IDM en l’occurence, si cela veut encore dire quelque chose). D’ailleurs,
presque logiquement, il est devenu commun de tirer à boulets rouge sur l'écurie, victime de son succès, et enchaînant par là-même les labels nights au quatre coins de la
planète aussi bien que les déceptions (la plus grande étant notamment
l’insatisfaisant Wander/Wonder de Balam Acab l’année passée).
Seulement voilà, non seulement Holy Other, auteur de l’impressionnant With U l’année passée, bluffe tous les
sceptiques avec un Held beau comme un
ange, premier album largement à la hauteur des attentes pourtant excessives de
ses followers ; mais en plus, un talent inespéré vient combler les manques évidents d’un imprint âgé de deux ans seulement, et aux ressources
artistiques (en terme de quantité comme de qualité) encore assez…
limitées. Voilà que Vessel, tout juste sorti de ses
premières et acclamées apparitions chez Left_blank
(le label géré par l’anglais Throwing Snow, aussi patron du minuscule mais intéressant A Future Without), signe à l’hiver dernier le contrat un album chez
Tri Angle, après seulement trois EPs
officiels (sa première tape chez Astro:dynamics
reste d’ailleurs assez dure à trouver). Aussi prometteur qu’il soit, cela
paraissait énorme pour un jeunot dans le monde difficile de la musique
indépendante. Mais il faut reconnaître que non seulement Order of Noise met tout le monde d’accord, mais en plus il redéfinit la
conception assez close et obsolète
d’IDM que l’on se faisait jusqu’à présent.
Order of noise n’est pas un album franchement représentatif.
Difficile de laisser à son imagination la liberté la plus totale quand les
atmosphères créées ne sont pas aussi immersives que ce à quoi l’on peut
s’attendre. À l’exception du premier tiers, l’album n’est pas d’une clarté
immense, d’une évidence lumineuse nous emmenant vers une contrée lointaine, ni
même d’une ténébreuse et viscérale profondeur nous faisant arpenter les
tréfonds de notre conscience. Rien de tout cela ici, et c’est en réalité le revers
de la médaille lié à l’incroyable complexité de cet album – une complexité due au quasi-constant mélange d’influences tout au long de l’album. En
réalité, on a devant nous une bouillabaisse de dub, de techno, et d’IDM, à la
réalisation si fine et délicate qu’on en est terrifié. Ce qu’Order Of Noise gagne en précision et en
esthétique, il le perd un peu en en efficacité, en engagement de la part de son
auditeur. Mais si peu. Car comment ne pas être fasciné devant une telle
maîtrise technique et un tel mélange de sensations ?
La première moitié de l’album est
assurément la plus dub. ‘Vizar’, dès son premier cri plein d’écho, dès cette
première nappe presque ambient, semble annoncer une liturgie de chants
grégoriens couplée à une symphonie d’orgues chiante comme la pluie, mais on se
ressaisit en se rappelant que les productions de Sebastian étaient surtout
House, teinté d’une influence UK Bass. Ce que ne tarde pas à nous rappeler ‘Stillborn
Dub’. Ouf. ‘Image of Bodies’, de son côté, est carrément un morceau dubstep,
très lent, suffisamment bien réalisé pour figurer au catalogue Hyperdub, mais les choses intéressantes
commencent avec ‘Silten’. On
dirait qu’on a passé Machinedrum, Ital Tek et leurs compagnons de Planet Mu à la moulinette pour en faire
un remix à la Shlohmo. Ce tom aigu
qui vrille à la double croche, ces
synthés aériens, ces samples de voix, c’est du juke qu’on a ralenti, downpitché
et auquel on a juste subtilisé la basse (oui, tu sais, celle que tu regrettes
presque quand tu vas voir un live de OmUnit). Jusqu’à présent le tout est assez beatless et downtempo, mais on
commence à sentir les compétences du jeunot qui s’en tire aussi très bien avec
ce 'Lache' franchement attirant. On sent monter l’influence techno/house avec ces lignes
de synthé répétées en 4/4, ce tempo plus upbeat, la note de basse sur le temps
fort… La marque la plus importante étant sûrement cette mélodie du synthé aigu
(Arp 2700 ?) qui fait son apparition un peu avant la troisième
minute, dont les premières notes
sont un emprunt (voulu ?) au désormais fameux ‘Inspector Norse’ de Todd Terje, un des morceaux house phare
de cette année.
‘Aries’ marque l’arrivée dans la
seconde partie de l’album. À l’exception de ce ‘2 Moon Dub’ peu remarquable
(mélancolie gentillette sur fond de dub aux textures peu colorées), le reste de
cet album est perfusé à haute dose de techno. En témoigne justement ‘Aries’, avec son jeu
d’ambiances et de contrastes assez fantastique, morceau qui tient en haleine au point de devenir carrément addictif, malgré sa répétitivité
(ou plutôt grâce à elle). ‘Scarletta’, quant à elle, contient un des moments
déterminants de l’album, bien qu’il ne s’agisse en rien de la plus mémorable du LP. Les dix premières secondes, tout en mécaniques d'usine automobile, nous laissent croire qu’il s’agit d’un album de Xhin ou d’Alva Noto. Mais déjà un intervalle de synthé nous rappelle que
l’aspect mélodique n’est jamais loin chez Tri Angle. Alors que continuent de plus belle les saccades progressivement
envoûtantes de kicks, de glitchs, bleeps et autres artifices en tout genre, la
phrase musicale se développe un peu, prend une envergure à peine plus large,
jusqu’à cet instant fatidique : l’apparition de ce souffle grave,
chaleureux, cette 1:46 où l’harmonie se crée. Cette basse presque
omniprésente, aussi généreuse que large, vient donner à ces deux minutes tout
leur sens, et tue le minimalisme si commun aux morceaux techno habituels. Cette harmonie, substantifique moelle du morceau, rend accessible la track entière, car
d’un coup on est relevé de l’abrupt et de la (relative) difficulté de ces
premières minutes, et on rentre ainsi dans la chaleur du sentiment. Cela prouve
surtout que chez Vessel, même si
alambic et enchevêtrement il y a dans le style, les idées et la manière de
produire, la résultante est toujours cohérente, parlante, et compréhensible. Ce
constat fait, ‘Plane Curves’ se charge de nous ramener à une club music
toujours intelligente et décalée, mais plus conventionnelle. ‘Temples’ et
‘Court of lions’ justifient l’esprit expérimental qu’on peut trouver à
l’album, en y mélangeant à nouveau techno et IDM, créant autre chose, un entre-deux franchement à ravir. L’anglais y mêle encore rythmes syncopés, sons brutaux et mélodies enchanteresques grâce à un travail magnifique sur les différentes couches (la
deuxième partie de 'Court Of Lions' est tout simplement magique). ‘Villane’ se charge de clore l’album
comme il se fait fréquemment de nos jours, sur une outro dub-ambient-drone (apparition
de la première voix à caractère audible de l’album à noter tout de même).
Tout amateur de musique
électronique décèle la complexité et l’intrication de la production d’un tel
album, malgré la volontaire apparence hasardeuse du résultat. Cela n’en fait
donc pas forcément une musique prenante, une musique du corps, mais au
contraire une musique fascinante, pleine d’esprit et de grâce, stellaire,
céleste. Bien que les sons soient en quelques exemples assez différents, la
comparaison avec le R.I.P d’Actress est évidente, sans pour autant
être clichée. Les deux jouent avec la passion de leur auditeur pour le détail
et la supercherie, pour l’ambigü et le secret ; si ce n’était pour cette
esthétique dub moins présente chez Cunningham que chez Gainsborough, les
similarités sont fréquentes : cette techno sans kicks monstres ; ces
sons entre métal et numérisation cheap mais toujours délicats ; cette
superposition d’effets, reverbs, échos, delays à foison ; les glitchs/bleeps et
les nappes qui envahissent l’espace sonore… Mais alors qu’Actress se cache derrière sa technique et sa hardiesse musicale
pour paraître inaccessible, Vessel
fait preuve d’une humilité touchante, humilité reconnaissable dans des
consonances appréhensibles par la plus grand nombre. Quand ‘Aries’ rappelle
instantanément ‘Shadows From Tartarus’,
‘Lache’ ou ‘Court Of lions’ n’auraient jamais pu voir le jour sur R.I.P, simplement parce que trop
nonchalamment expressives et agréables. C’est l’humilité de ce premier album
qui sert Sebastian Gainsborough plus que tout, peut-être ; ce qui
fait son authenticité et sa cohérence, malgré cette architecture du vide, cet
amas superficiel et inconstant, à la beauté sans visage, mais indéniablement
présente tout au long d’Order Of Noise.
Intéressant donc d’acheter ce LP, parmi les plus rafraîchissants à l’heure ou
l’avenir d’une musique électronique dite « expérimentale » et suffisamment
accessible est compromis. Cet IDM d’un nouveau genre, ce leftfield, cet
on-ne-sait-trop-quoi entre dub, glitch, house et techno, c’est un pied posé
dans le territoire des expérimentateurs, un autre posé dans le passé, loin vers
les débuts bien plus âpres de l’electronica… Et c’est aussi ça qu’on appelle
l’espoir, le renouveau.
Vessel, Order Of Noise Tri Angle 2012 |
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