J’ai l’impression d’être déjà
revenu cent fois sur cette histoire. En si peu de temps.
Stroboscopic Artefacts, mythe nouveau de la techno sans
concession, épopée contemporaine de quelques bâtisseurs de cathédrales sonores,
celle de ces défenseurs d’une cause noble, l’expérimentalisme de la techno.
Éthique sévère, esthétique froide, mais défenseurs visionnaires, pleins d’âme
et de grandeur dans leur art. C’est la montée en puissance en moins de trois
ans d’un label qui ne promettait rien, la reconnaissance internationale qui
s’en suivit, l’adulation et l’idôlatrie quasi religieuses de ses admirateurs,
et une estime souvent aussi grande que pour l’ogre
Ostgut Tonträger. Avec un parcours semblable à celui d'
Horizontal Ground ou encore
Sandwell Distrcit (bien que leurs
politiques de vente et de communication soient très très différentes),
Stroboscopic Artefacts s’est octroyé
une place sur le podium des labels
de techno les plus éminents du continent quand il s'agit de la section
« expérimentale ». Grâce à des albums comme
le
Wordplay for Working Bees de
Lucy, ou
Sword de
Xhin,
SA a
fait tourner les yeux de la planète entière vers son collectif métissé et
intransigeant. Allemands, Italiens, Japonais, Argentins, Hollandais, les
artistes de
SA ont su se trouver une
vision commune dans une techno assez industrielle (cf.
Wordplay for Working Bees), parfois très abstraite (cf.
Sword), et surtout dévastatatrice, comme
une simple écoute de la série des
Monad
peut en attester. Éduqués aussi bien par l’école de
Basic Channel que par celle de
Underground Resistance, les jeunots n’ont eu peur de rien. Ils sont
partis directement le plus loin possible dans leur volonté de créer quelque
chose d’unique. Sans aucune hésitation,
Luca Mortellaro a ouvert une voie pour tout ce beau monde, dès 2009. Aujourd’hui
il vient de signer un énième EP, qui se trouve être la plus récente release de
la maison.
Banality Of Evil est un
pur produit
Stroboscopic Artefacts, et laissez moi vous expliquer pourquoi.
Le thème abordé – l’étude
scientifique du conformisme, et l’analyse philosophique à la Arendt – l’est
peut-être avec assez peu de subtilité. Les titres, évidents, en deviennent
presque drôles, mais c’est là qu’il faut chercher le talent de l’italien. C’est
peut-être au contraire avec cette évidence qu’il réussit à nous émouvoir et à
nous inquiéter. En mentionnant ce à quoi sa musique réfère, il place dans un
cadre infiniment plus sombre l’écoute de son maxi. Chacun est familier avec les
théories de Milgram et d’Asch, et à l’expérience des prisonniers de Stanford.
Ainsi on entre dans cet EP par une inquiétante collaboration avec
Roll The Dice, un ‘Superior Orders‘ qui
donne le ton. Un jeu sur la synthèse sonore, avec ses bleeps en forme de cloche
qui retentissent dans nos oreilles, on est happé par la récurrence mécanique de
cette note pédale qui vous donne bientôt le tournis. Peu à peu les éléments,
innombrables, se mettent place, un fourmillement d’effets vient perturber
l’exaspérant métronome. Vous n’êtes qu’un pion sur cet immense échiquier, qu’un
boulon dans la gigantesque machine, et on vous le fait sentir. Arrive ‘Stanford
Prison’, l’expérience bien connue est évoquée par une techno aérienne, superficielle
et assez peu dispendieuse. On reste au-dessus de la saleté de l’âme humaine, on
est pas suffisamment touché par le dégoûtque l’on éprouve pour notre espèce,
pas vraiment corrompus par nos vicissitudes. Planant, ‘Stanford Prison’ reste
cependant un bel exemple de techno à la
Strobsocopic Artefacts, rugueuse juste ce qu’il faut, avec une architecture sonore qui a
dû demander bien du travail aux ingés son du label. Enfin, ‘Milgram
Experiment’, le morceau phare, est une expérimentale délicieuse jouant autour
de quatre notes d’un synthé émulant le pluck une guitare sordide et entêtante.
Inlassablement, ces quatre notes vont nous ensorceler, avec ce corrosif bruit
de fond, ces voix lointaines, et ce brown noise qui prend toujours plus
d’ampleur. Bientôt, l’atmosphère pesante devient crispante. et la tension, à
son comble, vous fait transpirer. Arrive enfin ‘Asch Paradigm’, ambient
malsaine, qui semble jouir de notre désolation, du dégoût profond que l’on a
pour soi lorsqu’on réalise qu’on a franchi la dernière limite, qu'on a commis
l’irréparable, l’inhumain.
Lucy a terminé son travail. La mécanique de la hiérarchie ne vous a
rien épargné. Il vous a fait suivre les ordres. Suivre la cadence infernale.
Continuer dans le chemin de l’ignoble. Persévérer dans l’atrocité. Et se perdre
en chemin. C’est court, intense, et cela, à défaut d’être une de leurs
meilleures releases (c’est déjà beaucoup dire sur la qualité du label en
général), définit
Stroboscopic Artefacts : avec une esthétique raffinée, nous emmener voir les
tréfonds de nos âmes, là où nos sentiments les plus vils se cachent. Avec des
architectures sonores aussi complexes que réussies, nous plonger dans la
torpeur d’une introspection douloureuse, afin de mieux nous briser à la fin.
Avec le souffle d’une techno parfois
bourrine, nous labourer le crâne, et nous observer nous démener quand on écoute
trop de leurs releases à la suite. À tous ceux qui se demandaient ce que
pouvait bien être
Stroboscopic Artefacts,
le timide
Lucy répond ici humblement, en
employant les mots d'un maître : « Quand ça fracasse, ça fracasse ».