Thursday, June 28, 2012

Darling Farah - Body



On entend beaucoup parler de Darling Farah récemment. Peut-être est-ce dû à sa splendeur de premier album, Body. Cela ne serait pas anodin, vu la qualité de la galette. Mais c’est certainement en raison de son incroyable jeunesse. L’actuel londonien n’était âgé que de 16 ans lorsqu’il sortit son premier EP en 2008. Hair Down n’avait cependant rien à voir avec la suite de la discographie de Kamau Baaqi. D’une électro-house un peu crade mais pas encore repoussante, l’enfant saoudien était passé à une tech-house/minimale avec son Berline EP (sur lequel figuraient déjà de magiques remixes de Funkineven et Clara Moto, mentors de renom pour un petit gars de 18 ans), pour prolonger vers une sorte de deep techno tendant vers la house avec son EXXY en juin 2011. Ce cheminement aboutira en novembre à une UK House complexe et profonde, sorte de mélange entre dub minimaliste, et bass music : Division EP, dernier maxi du trio sorti chez Civil Music, correspondait donc à la fin de l’actualisation de ses influences musicales à la suite des années passées en Angleterre. Musique un peu « loungy », qui pouvait rapidement devenir inintéressante, et ressembler à l’ensemble des mélanges anglais entre house et bass, si ce n’était pour quelques morceaux (‘Model’, ‘Foreign’). Il n’y avait d’ailleurs rien de franchement techno dans la musique de Darling Farah à ce moment, et c’est ce qui choque le plus quand on essaie de mesurer le chemin parcouru en à peine 9 mois. De novembre dernier à aujourd’hui, le natif de Detroit a redécouvert l’histoire de la club music, s’est promené dans les archives, s’est balladé dans les affres du temps, s’y est perdu, et s’est retrouvé dans un album sombre, personnel et aussi original qu’orgasmique. Cet album, c’est Body.




Un album souvent sombre, à n’en pas douter. En témoigne cette entrée en matière, 'North'. Un affreux jojo dub, et pas si loin d’un monstre techno, eût Darling Farah l’audace de donner de la pêche à ce qui reste un étouffement par des basses au couple moteur imparable. Oui, Body commence par nous plonger dans un air vicié, pour nous vider de nos impuretés afin de mieux nous emmener au sommet par la suite. 'North' est donc le préalable anti-club qui se doit de nous faire peur avant de permettre à l’album de s’envoler. Même si on est loin d’être inquiété, la construction marche assez bien - rythme syncopé, basse plus profonde que le kick, nappes fantomatiques et descendantes revenant toutes les 8 mesures, bref, dub & dark. Ainsi, comme souvent, le second morceau tranche radicalement avec le premier, afin de nous dire « oui, cet album sera bien de la club music ». À la phase presque ambient de ‘North’ succédera donc un ‘Realised’ technoïde, pas extravagant mais tout en finesse, juste ce qu’il faut pour nous plonger dans le bain. Avec du bruit blanc qui vient interrompre la ligne de basse ça et là, histoire de tendre l’atmosphère. ‘Fortune’, ‘Forget It’ et ‘Body’, vont quant à elles hésiter entre dub techno et deep house, un peu avec le même sens de la confusion que Claro Intelecto a su administrer à son Reform Club. Les nappes sont belles, le grain des synthés est franchement superbe, en adéquation totale avec les deux styles de musique entre lesquels on se trouve, on est franchement bluffé par le talent d’un jeunot de 20 ans à peine, qui pourrait partager l’affiche avec l’ensemble du catalogue Modern Love, Delsin, ou Prologue, bref qui vous voulez. Le sens de la construction rythmique, lui aussi, est la preuve de l’ingéniosité du garçon, et est la clé de tout le jeu auquel s’adonne le naturalisé anglais : c’est la raison pour laquelle on n’arrive pas à catégoriser sa musique qui déborde un peu sur tous ces sous-genres, et c’est aussi la raison pour laquelle sa musique est reconnaissable, personnelle et vraiment unique. La façon avec laquelle il mélange ses influences n’a pas de pareil, et même chez ‘Curse’, track rappellant à première vue une techno d’un autre âge avec son big beat distordu, et son hi-hat/snare digne d’un mix de Juan Atkins, on est rapidement en mesure de se demander si ce qu’on n’écoute n’a pas sa place dans une soirée UK Bass organisée par Rinse FM, et pour cause, son utilisation du kick avec ce quelque chose de syncopé vers la fin,  laisse place au doute. Pareil chez ‘All Eyes’, superbe track dub techno, dotée de la mélodie la plus simpliste, mais qui renie tout le côté asentimental de la techno, pour obtenir une musicalité franchement désarmante quand on observe la composition du morceau. ‘Aaaangel’, la seule piste sans beat, transpire le baroque électronique, avec ses arpèges et ses alambics solfégiques, tandis que chez ‘Bruised’, on se retrouve confronté à ce qui pourrait une exploration des compères Instra:Mental, période Resolution 653. Enfin, ‘Fortune Part II’, sauvage et savante exploration dub (qui mérite une introduction de set au moins une fois dans chacun des clubs d’Europe), donne la part belle à Telling Me Everything pour, de son ambient techno adoucissante, introspective, et , clore ce Body, cet album intimidant par sa stature, grand dans ses minuscules détails, et terriblement prometteur pour un debut LP.



Avec toutes ces influences, tous ces appendices musicaux divergents, que retenir de cet album, quel sens lui donner ? Afin de voir l’harmonie de ce LP, je dirais qu’il faut regarder l’ambiance générale y régnant. Peut-être que le grand défaut de la description ci-dessus, est d’avoir oublié l’essentiel : tout l’album est joué sur ce même ton, ce même climat musical qui n’a nullement à voir avec le genre auquel il appartient ; chez Darling Farah, dans ce Body, le minimalisme de la construction fait écho à la densité créé par le maestro. C’est sûrement le vrai fil conducteur de ce long play : avec la science des textures et le jeu d’effets qui est le sien, son utilisation de souffles, de bruits blancs et d’échos/équas/filtres en pagaille, l'artiste se permet de créer l’impression de surabondance avec du vide. C’est juste fascinant de perdre son temps à compter le nombre de pistes utilisées pour des morceaux comme ‘All Eyes’ et s'émerveiller que le tout tienne dans les doigts d'une main, alors qu’on pourrait aussi bien se laisser tomber sous l’emprise de ce kick et de cette sublime nappe de synthé. La quintessence du minimalisme, en exagérant à peine ; un vrai album techno/house qui prend aux tripes, et fait allègrement plus que nous distraire, pendant une heure, avec une diversité qui n’a d’égale que sa cohérence. J’ajouterais même que Body est abordable, facile d’accès pour ceux qui auraient peur de tomber sur des ovnis difformes ou rugueux. À l’instar du dernier Delta Funktionen, et de sa robot techno gentillette, on est vraiment dans le domaine de la club music, pas de la branlette intellectuelle ou de l’arty-dandysme. Et c’est pour le mieux.


Étape incontournable de la carrière d’un artiste, le premier album, sans pour autant être déterminant, peut aussi bien servir de tremplin qu'agir comme un ralentisseur pour celle-ci. Incompris avec son premier EP chez Idiot House, Darling Farah aurait pu tomber dans l’anonymat le plus complet pour ne jamais en sortir. Mais son arrivée chez les roastbeefs, ainsi que la progression de sa musique avec le temps, l’ont sauvé de l’échec parfois cruel chez les jeunes talents. Body est la démonstration que la création d’atmosphères n’a plus beaucoup de secrets pour lui, et à 20 ans, c’est un sacré exploit. D’autant plus que ce n’est pas le seul atout qu'il a, vu la palette de ressources que semble posséder le garçon à l’écoute de cet album. Premier album, je le répète bien qu’il soit difficile de l’oublier – c’est dire les attentes que déclenche involontairement Kamau Baaqi avec cette sortie. Espérons qu’il suive le chemin de l’originalité et du courage artistique ; en attendant il peut prendre son temps pour faire le bon choix, parce que ce LP va me faire l’année sans problème, je vous l’annonce de suite. À écouter au calme, avec un système décent comme d’habitude, mais surtout ne pas hésiter avec le casque si besoin est, histoire de vivre Body réellement, car au-delà de l’analyse, l’impression dégagée est forte, et le sentiment, profond. Sans vouloir faire de jeu de mots, faites corps avec Body, il vous le rendra bien.

Darling Farah, Body
Civil Music
2012

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